Compositeur, pianiste, auteur
Musique et cinéma, audio et visuel, amants entrelacés, auront tant raconté!
Tant d’amours, tant de paysages, d’histoires en personnages!
De Lara à Rota, que de belles danses!
Pourtant, certains étroits esprits continuent à prétendre que la “musique de film” constitue un genre secondaire, soumise qu’elle est à plus faible qu’elle-même.
Voire.
Et si tout au contraire le film devenait au fil du temps l’illustrateur de sa musique?
Il faut pour cela des cinéastes courageux et visionnaires.
Kubrick fut l’un de ceux-là.
Il savait que la musique occupe une part essentielle de la narration cinématographique.
Il savait qu’elle atteint une dimension de l’être que les mots effleurent à peine.
Il savait, comme Hitchkok avant lui, que cette “caméra subjective”, révélant au spectateur la mouvante couleur de l’âme des personnages et la complexité des situations, était sans doute la plus précise, la mieux cadrée.
Il fut sans doute le premier à pouvoir faire croire que le Quatrième Mouvement de la Neuvième de Beethoven était en réalité ...une musique de film (Orange mécanique)!
Dans The Shining, il réussit l’exploit de fusionner en les enchaînant Bartok (Musique pour cordes, percussions et célesta), Ligeti (Lontano) et Penderecki (Utrenga/De Natura Sonoris). C’est d’ailleurs le crédit de Ligeti au générique de fin de 2001, Odyssée de l’Espace (1968), qui l’a rendu mondialement célèbre. Requiem, Lux Aeterna, Atmosphères, constituent aujourd’hui la B.O. du film, aux côtés du Beau Danube Bleu de Johann Strauss, et du Zarathustra de Richard Strauss: excusez du peu!
C’est ainsi que parfois la musique devient “musique de film”. C’est ainsi que, souvent, un art plus “populaire” fait connaître au grand nombre les oeuvres d’un art plus “élitaire”. Et bien? Quels étroits esprits iraient encore prétendre que Ligeti est alors devenu célèbre “pour de mauvaises raisons”?
Allons plus loin. Savez-vous quelles oeuvres du début du XXème siècle sont entrées petit à petit au répertoire de concert des orchestres symphoniques, que l’on sait très traditionnel? Depuis les années soixante (notez le décalage de cinquante années), les trois oeuvres les plus jouées sont Le Boléro et Ma Mère L’Oye de Ravel, ainsi que l’Oiseau de feu de Stravinski. S’y ajoutent Daphnis, Le Sacre, Petrouchka et Romeo et Juliette de Prokofiev. Toutes ces oeuvres furent composées pour le ballet.
Personne ne songerait aujourd’hui à prétendre qu’elles sont plus faibles que des oeuvres écrites pour le concert, sous prétexte qu’elles servaient une narration spectaculaire.
Du XVIII ème siècle, les orchestres jouent les ouvertures d’opéra et les concerti; du XIXème, les symphonies et les concerti; du XXème, les ballets et...toujours les concerti. On peut faire le pari qu’au XXIème siècle, les orchestres joueront toujours des concerti, et...de la musique de film. Oui, je crois vraiment que les meilleures pages orchestrales de Herrmann, Rota, Morricone, Delerue, Jarre ou Williams seront un jour régulièrement interprétées par les meilleurs orchestres, parce qu’elles témoignent d’une pensée orchestrale particulière à la seconde moitiè du XXème siècle.
Alors, que vive la musique de film!
Rendez-vous dans cent ans?
Chiche!
Ce texte fut écrit à la demande du Ministère de la Culture pour la Fête de la Musique du 21juin 2008, année du centenaire de la musique de film
Pour inventer la musique d'aujourd'hui, il ne suffit pas de renouveler ses sonorités et ses formes, il faut en même temps transformer sa fonction, son utilité.
C'est par ce double mouvement qu'une musique nouvelle pourra surgir et se développer.
On parle beaucoup dans les cénacles d'une "crise du langage" que nous traverserions. Par sa décision de table rase, la génération précédente nous a légué, en même temps qu'une grande rigueur de recherche, un grand retard dans la formation du public, sinon parfois une totale déchirure d'avec lui. Que nous tissions un nouveau réseau, que nous rendions la relation au public à nouveau nécessaire dès l'origine de l'oeuvre, alors les problèmes esthétiques se poseront de manière beaucoup plus naturelle, donc créative. Si crise il y a, c'est plus d'une crise d'utilité que d'identité qu'il s'agit.
Souvent la musique contemporaine suscite l'ennui, car aucun véritable public ne peut s'identifier ni à son discours, ni à ses enjeux, ni à ses structures. Il est temps que la musique nouvelle regarde vers l'avenir, en s'adressant au plus grand nombre. Il est temps que le compositeur cesse de considérer son public comme une projection mimétique de lui-même. Il est temps que le mouvement enclenché par un Vilar au théâtre atteigne enfin le rivage musical.
L'époque des métaphores militaires ("l'avant-garde") étant révolue, il est temps d'appareiller vers le large. Que la musique nouvelle sorte de ses labos, de ses studios, de ses ghettos ! Qu'elle se mêle à la rumeur de la cité, aux autres arts du spectacle, aux supports réels du monde réel ! Qu'elle confronte les résultats de ses recherches à la narration de son temps ! Qu'elle s'abreuve aux courants populaires ! Qu'elle envahisse les ondes et les images, si elle croit en son pouvoir ! Le temps n'est plus aux artistes-prophètes, mais aux artistes entrepreneurs, occupant sereinement une nouvelle place dans la cité.
La musique dite contemporaine regarde la musique dite actuelle avec mépris; celle-ci lui renvoie sa crainte et son envie. Elles travaillent pourtant avec les mêmes outils. L'époque semble s'habituer à cette totale séparation du genre "commercial" (pour le peuple) et du genre "culturel" (pour l'élite).
Les créateurs n'ont pas à entériner cette coupure dans l'art musical d'aujourd'hui, sous peine de se transformer en fonctionnaires de l'art. Le pire vice de ce système n'est-il pas de nommer classique une oeuvre avant que celle-ci ait trouvé son utilité communautaire ? Il est temps que ces mondes fusionnent.
La musique n'est pas un supplément de culture pour élite fatiguée. Elle est le mouvement profond, l'élan de l'âme, l'imaginaire dramatique pur. Elle lie le corps et l'esprit, elle relie l'homme à sa condition. Il est temps qu'elle retrouve sa véritable utilité: langue de l'âme et des passions, formatrice du goût, révélatrice de l'expression.
Dans ce mouvement, les musiciens (dits "interprètes") retrouvent une place primordiale de chercheurs pratiques, qu'ils avaient magnifiquement occupée à l'âge baroque. Il est temps que cette économie-là, ce circuit-là, si propre à l'art musical, se libère de l'hypertrophie du rôle du compositeur. Il est temps que d'autres auteurs surgissent pour la musique, mutants, pratiques et théoriques, joueurs et scribes, poètes et saltimbanques.
Pour une musique nouvelle, il est temps d'inaugurer de nouvelles pratiques.
le 15/06/1992
Si l'on me pose la question du "rapport" de la musique à l'image, je ne peux que rejeter dans un premier mouvement ce que je n'aime pas faire : l'illustration typée, le remplissage d'un montage hasardeux, la touche de sentiment, bref tout ce que la "musique de film" nous a malheureusement habitués à entendre au cinéma et à la télévision. Dans la production vernaculaire il semble en effet que le son ait chassé la musique, et que dans la bande-son elle-même le dialogue ait pris le pas sur les autres éléments de la narration. Dans ce dispositif la musique a une fonction de coloriage, elle ne rentre plus ni dans la construction narrative, ni dans le mouvement de la caméra.
Pourtant en m'appuyant sur les quelques films, rares, où la musique a pris naturellement sa place, les quelques scènes où elle est devenue indissociable de l'image (ce sont presque toujours des moments de merveilleux, de suspense ou de tragique), je peux aussi imaginer: une partition d'un grand lyrisme s'intégrant à une épopée moderne (qui prendrait la place de ce vieil opéra vériste totalement usé); une succession de métamorphoses utilisant les techniques de studio (peu d'instruments, et une grande variété de couleurs et de traitements) s'intégrant à une fiction forte (relayée par les nouvelles techniques de l'image numérique) - bref, je refuse de me sentir battu par le conformisme de la production actuelle.
Je n'ai sur le sujet aucune théorie à faire valoir, juste quelques expériences à méditer. Huit années de collaboration au théâtre avec Alain Françon (mais aussi Christian Colin ou Michel Dydim) et une bonne quinzaine de films courts m'ont confirmé un certain nombre d'intuitions. On se trompe en voulant à toute force séparer la musique dite "pure" de la musique dite "descriptive". La musique est toujours pure, puisque totalement abstraite. Mais sa chair en fait de l'abstraction vivante: elle est l'art le plus abstrait et le plus sensuel, et ces deux qualités en elle sont indissociables. Elle s'allie à l'image, comme à la scène, par métaphore : s'emparant du contenu des situations, le compositeur doit se faire dramaturge. Se nourrissant essentiellement de l'entre-deux des mots et des gestes, la musique éclaire le sombre, assombrit le clair ; elle condense et magnifie. Elle parle avec abstraction à l'imaginaire, à l'affectif, à l'intériorité. Dans cette acception elle ne peut se déployer que si dans le spectacle (dans le film) le texte parlé n'est pas le seul support de la narration, si le metteur en scène (le réalisateur) construit aussi avec le non-dit, le rapport des corps, la lumière, l'espace, le mouvement. Elle joue alors un rôle de métaphore pulsionnelle, quasi-énergétique.
En termes de métier compositionnel, le travail avec l'image est d'abord une école de précision, en particulier d'orchestration. Le choix des timbres et leur place dans l'espace narratif ont une grande influence sur la réussite de l'intégration de la musique au drame, je crois en ce sens à la charge poétique et symbolique de chaque instrument de musique, et cette faculté est augmentée encore par l'union avec l'image. Ecole d'imaginaire aussi, puisque le compositeur s'obligera d'écrire "à la table" et non "dans la salle" (ou "à l'image") pour accomplir ses propres métamorphoses. Ecole de concision de la forme, de condensation enfin. Dans ce domaine, de nouvelles formes de développement musical ne pourront sans doute être utilisées que le jour où un réalisateur ambitieux aura le désir de s'emparer, tel un chorégraphe des années vingt, d'une partition mesure après mesure. C'est dire si je suis optimiste (et patient)!
Me confrontant à La Femme sur la lune de Fritz Lang, je m'efforce donc de trouver la métaphore juste. Je sais que la musique (jouée en direct) rend vie à ces personnages muets, par une sorte d'alchimie d'énergie entre le mouvement capté sur leurs visages et notre instantanéité. Je sais aussi que le rythme de la narration n'est plus le nôtre, et qu'il me faut composer plus que de raison (tout en refusant obstinément de ne laisser aucun silence). Je me sens compagnon, et donc j'accompagne, au sens premier ("et toujours quelque crainte accompagne l'amour", Britannicus, V/3). Aussi bien la grande fiction constructiviste, le mythe de la source d'or, que la romance. L'hymne à la modernité, et l'archaïsme relationnel. Ce mélange me trouble, et résonne aujourd'hui (n'est-il pas celui des films d'aventure modernes?). Oui, ce travail est une étape importante dans mon parcours de musicien en quête d'autres pratiques.
le 15/10/1994
1 - Rythme et mètre
Le jazz n'est pas allégorique. Il traduit pour nous littéralement quelques termes musicaux alourdis par l'usage européen. Comme : a tempo. Si l'on doit y revenir, c'est que l'on s'en est éloigné. Le jazz revient au temps, au mouvement, à la scansion.
Le jazz, et l'expérience de l'improvisation qui en a surgi, redonnent en particulier au mot rythme son juste sens : une qualité de discours. Suivant Littré, en effet, le rythme serait avant tout produit par une succession de syllabes accentuées et non accentuées, c'est-à-dire en langue musicale, une succession de forte et de piano à certains intervalles de temps. Que ceux-ci soient ou non réguliers est en définitive une question secondaire. Pourtant, un commun usage dans la musique européenne nous fera parler d'un "rythme à trois temps" pour évoquer la métrique de la valse, et ainsi nous penserons plus au nombre (de temps, ou de syllabes dans le discours) qu'aux figures dessinées. Le jazz nous réapprend donc que le rythme est bien un certain art de l'accentuation - Bud.
Transcrivons quelque chorus sophistiqué, et faisons-le jouer par un instrumentiste non formé au jazz. La mise en place rythmique et mélodique aura beau être parfaite, le sens de ce qui est appelé swing risque fort d'en être absent. Par analyse des hauteurs, on peut prouver que ce sentiment existe quand la sonorité elle-même est affectée, c'est-à-dire que le timbre varie d'une note à l'autre, irrégulièrement . Le jazz ici nous informe sur les relations inextricables de ce que l'on nomme les "paramètres" du son. Hauteur, timbre, dynamique, sont indissociables dans une écoute musicale plus attirée par les figures que par les structures du discours.
La radicalité du jazz est dans le passage d'un temps à l'autre, ce balancement qui se crée aussi bien par économie, par trouées du temps - Monk - que par abondance, submersion - Coltrane. On retrouve là l'idée oratoire du nombre associé au rythme plus ou moins large de la phrase. Nous sommes assez loin de la vision européenne de la musique "jazzée", ce Vivaldi sautillé, cette curieuse façon de scander le jazz dans les récentes écoles d'ici, où l'on apprend à prononcer un rythme standard sur n'importe quel phrasé, dans n'importe quelle métrique, à n'importe quel tempo. Je vois dans cette déformation une preuve a contrario de la réduction du rythme au mètre dans la musique européenne.
2 - Le geste et la parole
Dans des lieux consacrés, les clubs-temples, des souffleurs-pythies montent sur scène, des fans-prophètes les entourent, recueillent les phrases qui leur échappent, les interprètent, et on a des oracles . Ainsi est né le mythe du jazz, art oraculaire.
La raison voudrait chasser l'oracle du temple et fabriquer ses propres miracles. Ecrire le jazz ? Mais écrire quoi du jazz ? Ses couleurs, ses ruptures, ses impuretés, ou ses gimmicks, ses facilités, ses succès ? Vouloir écrire le jazz c'est vouloir lui donner une part d'universel dont il serait, par naissance, privé. Comme s'il était né dans un terrain vague. Mais le jazz est tout sauf vague : il est articulé, accentué, précis. Il est rythme. Il est citadin, et vit dans un espace cultivé.
Bien sûr, la question de la forme est essentielle, et on y achoppe souvent. Certains se préparent tellement qu'on croirait entendre un texte récité. D'autres attendent tout de l'effet de surprise, et de concert en concert épuisent un court réservoir de citations. Bien peu maîtrisent le sens de la variation tendue vers un but unique - Bird. Car le jazz est un art à part, exigeant à la fois le sens du développement rigoureux et celui du surgissement, de l'explosion de l'instant.
A ce niveau de jeu, improviser c'est écrire. Le jazz est un art pragmatique, où la conduite de la forme s'organise sur le moment. Cette technique peut se travailler, comme toute technique d'écriture. J'ai souvent été frappé par la similitude des termes employés dans certains traités d'improvisation - comme il en existe des centaines aux Etats-Unis - avec ceux utilisés par A. Schoenberg dans sa période californienne. La méthode employée est parallèle, en particulier pour tout ce qui a trait à la notion de motif (forme motivique, contour, dessin mélodique), donnée par les enseignants du jazz et par l'enseignant de composition fondamentale comme la base constitutive de tout développement . Un bon motif sera ainsi celui qui concentre au mieux en lui un ensemble de caractères à la fois rythmiques, mélodiques et dynamiques permettant à la forme de s'épandre.
Improviser dans cette mouvance constitue assurément un excellent exercice de composition. Simplement, le jazz nous rappelle que le premier geste est souvent diaboliquement juste, et que cette justesse rapide de la parole s'oppose irrémédiablement aux lenteurs de l'écriture. Mais demande-t- on à la conversation d'avoir une structure de discours ? - Ornette.
3 - Métisse modernité
Le jazz est question. Ses maîtres laissent une question - Duke, Bird - alors que l'art européen, en grande partie, répond aux questions qu'il pose - Bach.
A l'Europe, le jazz pose la question essentielle de l'invention de l'écriture, du culte mortifère du passé. Il lui offre de relire son Histoire en live, ici est maintenant : qui sait si un jour tout un système musical ne se nourrira pas des infimes différenciations décelables entre deux interprétations d'un chorus de Parker, comme aujourd'hui des Mazurkas de Chopin ? Et qui sait si Chopin aujourd'hui ne jouerait pas en club ?
A l'Amérique, à l'inverse, le jazz pose la question permanente de la modernité, de la préférence de la copie à l'original, de l'adaptation des formes esthétiques au marché - Miles.
Car le jazz est, par constitution, ambivalent. Il a influencé profondément toute la musique savante du siècle - au-delà des emprunts, des citations, on pourrait déceler cette influence dans l'écriture instrumentale (ces traits d'énergie), dans le timbre de l'orchestre (ces cuivres et percussions), dans le sens rafraîchi donné à l'accentuation et à la couleur (ces trouvailles) - sans parler de son influence directe sur toute une génération d'interprètes et de compositeurs . Par ailleurs, et du même mouvement constitutif, le jazz disparaît dans le commun, le facile, le déjà-entendu (le salon). Si vous voulez caricaturer le "style jazz", vous savez bien qu'il suffit d'esquisser une ligne de walking bass, bedoum-doum-doum. Voilà bien une signature trop directe (littérale) pour beaucoup d'esprits plus enclins au formel.
Le jazz n'a pas avec lui-même cette relation post mortem que la musique européenne nourrit encore. Il assimile son passé à mesure qu'il vieillit, et invoque l'hier pour exciter l'aujourd'hui. Métis, ambivalent, Janus post-moderne avant l'heure, le jazz se nourrit du temps de tous les temps.
Pour ces trois motifs et quelques autres secrets, de cette danse sophistiquée du siècle je ne saurais plus, à présent, me défaire.
le 30/03/1999
Ce livre est né des années soixante-dix, de ce bouillonnement "post-68" où une génération s'est donné les moyens de pratiquer, penser, vivre autrement (la musique et le reste). Evidemment, le ton, la couleur, la touche furent nôtres, et sonnent aujourd'hui délicieusement "datés". Mais le sujet reste étonnamment présent, et l'Improvisation musicale, dégagé quinze ans après de son origine sociologique et biographique, est à lire comme s'il était né hier: touchant aux invariants, il parle de musicalité.
Bien sûr, tout a changé! Depuis la première édition, l'improvisation a conquis l'enseignement. La folie destructrice de la musique "contemporaine' a été rejetée. Les compositeurs sont revenus à l'instrument, à la pratique ancienne, modestes fils de Bach. Les interprètes ont relevé la tête, les musiciens du monde ne sont plus considérés comme des sous-hommes par les professeurs d'analyse, et tout le monde bouge sans honte, le corps exulte.
Bien sûr, rien n'a changé ! L'improvisation a droit de cité de manière extrêmement marginale dans l'enseignement musical supérieur. Elle n'est tolérée que là où elle est indispensable, par exemple pour apprendre la basse continue au clavecin - et ceci grâce au succès commercial de la musique baroque. Les créateurs de "musique improvisée" restent peu considérés. La culture rythmique demeure atrophiée. Les échanges avec les tenants de l'hyper-écriture demeurent nuls.
Le débat est loin d'être clos. Sans doute sommes-nous tout juste en train de sortir de l'âge de fer du formalisme, ce nouvel ars nova qui a détruit le désir du plus grand nombre d'aller vers la création. On nous a habitués à croire que la musique était uniquement affaire de "pensée" (musica speclativa?), et que le musicien, avec son instrument, n'avait qu'à exécuter (musica practica?).Quelle réduction! Entre la pensée et l'outil s'est ainsi creusée une distance mortelle. Regardez ces musiciens talentueux ayant sincèrement tenté d'approcher la musique de leur temps, où jouent-ils, sinon ailleurs: en jazz, en rock, et bon nombre sont allés se consacrer au baroque.
Il est donc compréhensible que l'improvisation ait été vécue fortement par quantité de musiciens comme un remède à la maladie officielle de la musique et qu'elle demeure une des pierres de touche du renouvellement musical. Pour la mettre en oeuvre, le musicien doit en effet toucher aux invariants, et donc, partant de la périphérie (l'instrument), viser le centre (la langue). De son origine corporelle l'improvisation garde la trace, et cette ambiguïté lui est constitutive: l'esprit y est informé par le corps. Par elle le musicien apprivoise, pas à pas, sa propre parole. Elle reste donc extrêmement précieuse.
Qu'elle se transforme en geste de l'esprit est une autre paire de manches. Qu'elle ait créé un courant, au sens où l'on pourrait parler de "musique improvisée" en tant que catégorie, j'en doute - ce livre, même si certains s'en sont emparés d'une manière militante, n'a jamais prétendu définir une esthétique née de l'improvisation. Que les improvisateurs aujourd'hui tiennent à se présenter comme des compositeurs est un autre signe des temps. J'ai moi-même assez souffert de ma double activité -pianiste et compositeur - pour leur jeter la pierre, mais je n'ai jamais pensé que cette écriture-là, celle du jeu instrumental, pouvait suffire à construire une vision de la forme. On le voit, les catégories ont encore bien du mal à s'éclairer, et ce livre a parfois été lu trop rapidement.
C'est que nous sommes au tout début d'un profond mouvement de changement, et tant de choses ont été effacées de nos habitudes ! Mais qu' elle est agréable, la marche qui nous mène du corps à l'esprit, de l'improvisation à la composition, de l'instrument à l'écriture ! Qu'elle est pleine d'inattendu, de trouvailles, de clarté ! Pour penser librement, le musicien improvise, comme le philosophe se promène. L'improvisation se pratique dans la solitude, qu'elle enracine et fortifie. Elle se pratique dans le collectif, qu'elle nourrit - ne vous y trompez pas cependant, même très entouré, Miles sourit seul. Le musicien improvise, et ce faisant rencontre le passé de sa culture et toutes les musiques du monde. Qui oserait dire que nous n'avons pas besoin de ces passages ?
J'aimerais que ce livre soit aussi lu comme une étude des ressources récentes de la composition (nées de l'improvisation), comme une proposition de lecture nouvelle de l'histoire de la musique (traversée par l'improvisation), en dernier ressort comme une réflexion sur la musicalité (convoquée par l'improvisation). Il pourrait être sous- titré : Pour un nouvel âge baroque. Ne sentez-vous pas cette renaissance qui vient bousculer les vieilles pratiques formalistes, combinatoires, structuralistes (culpabilisées, laides et ennuyeuses) ? Cet équilibre nouveau entre le plaisir et la rigueur, le corps et l'esprit, la sensation et le récit, le savant et le populaire ? A travers le filtre de l'improvisation, c'est à ce mouvement de renaissance que ce livre engage: fabriquons d'autres utilités.
décembre 1995
Le moment le plus fort de ma collaboration avec Enki BILAL pour O.P.A. Mia restera certainement ce jour où, le décor enfin monté entièrement (au théâtre de Gennevilliers), la diffusion du son un peu "dégrossie", nous avons entendu le premier effet, le premier mixage de voix chantées dans le volume.
Alors, nous avons vu que nous ne nous étions pas trompés, qu'entre son univers et le mien, il y avait une profonde connection. La musique avait trouvé son image, ce réel transformé, anticipateur, que je cherchais.
Quand j'ai diffusé Speakers à Radio-France, un de mes collègues m'a dit que cela lui faisait penser à la B.D. ("Attention, hein, ce n'est pas une critique, la bonne B.D., entendons-nous !") La manière dont les intellectuels d'aujourd'hui abordent la bande dessiné ressemble un peu à celle des lettres du XVIlé accueillant le roman, alors naissant = un respect légèrement dédaigneux pour "quelque chose" qui n'est pas encore un art répertorié. C'est vrai que la B.D. va de la fanzine insipide au travail graphique admirable de quelques-uns, dont BILAL. Mais est-ce que la musique ne va pas, elle aussi, aujourd'hui de la petite soupe fabriquée à la maison, sur le synthé à tout faire à 'art d'artisan introspectif encore requis pour composer ? Et ne retrouve-t-on pas chez ces mêmes intellectuels, le même soupçon d'authenticité vis à vis de genres musicaux considérés, aujourd'hui , comme "mineurs" - je pense essentiellement à la musique associée à l'image, art nouveau d'aujourd'hui dévoyé par les marchands sous le vocable "musique de film" -?
Ce que crée Enki était encore, il n'y a pas si longtemps, dénommé "illustration". L'exemple de notre travail sur O.P.A Mia s'inscrit en faux contre cette catégorie. Mes personnages existaient ; les rôles étaient écrits ; la musique copiée - manquait pourtant une caractérisation dramatique. Je peux dire que Sunny Cash, dieu de l'argent, et Sphinx, déesse de la vérité, ne sont nés que le jour où Enki a donné son accord pour fabriquer "I'image" de mon opéra = sa vision des dieux perdus dans l'underground urbain de la Femme Piège a précipité la mienne. Dans ce cas, qui illustre quoi ? Enki n'est pas non plus un décorateur. On ne travaille pas avec lui en discutant inlassablement dramaturgie, on ne remet pas cent fois le projet sur le métier. Il se rapproche, par sensibilité. C'est un Chat, qui ne fait pas beaucoup d'esquisses. A travers O.P.A. Mia, il a continué son travail. Comme un peintre.
Depuis quinze ans que je donne ma musique en spectacle, j'ai réalisé nombre d'oeuvres en collaboration. La fonctionnalité la plus efficace a toujours été le fruit de rencontres où chacun restait maître de son univers. Pourtant, l'habitude voudrait que, se mettant au service d'un objet commun, l'art se dévoie.
Je fais le pari que la distance dont je parle plus haut, et qui touche à l'idée de fonction de l'art, tombera un jour d'elle-même
Je fais même le pari qu'au siècle prochain, l'idée d'un art qui ne serve à rien d'autre qu'à lui-même fera bien rigoler nos petits-enfants = le design, la musique-image, le graphisme narratif (plutôt que B.D ?) domineront le marché. D'ici-là, je suis bien décidé à continuer à explorer ma polyvalence (la musique comme un art du spectacle), qui me permet de rencontrer d'autres polyvalents, comme Enki (qui lui a plutôt tendance à "décliner", comme il dit, son travail sur de nombreux supports). Je le remercie d'avoir fait un bout de route avec moi - reviennent ici ces images qui charpentent une rencontre, l'attirance d'Enki pour mes partitions d'orchestre ("je suis jaloux de ce format"), son attention constante à toute l'équipe de réalisation du spectacle, sa précision sur les teintes pendant le réglage des lumières, sa présence solide face aux médias en Avignon - et d'avoir accepté de mettre son graphisme en volume, pour la première fois, sur un plateau de théâtre, pour qu'on y chante ma musique.
le 20/09/1991